6.1. Autopsie de l’accord de la création du musée

Le Louvre d’Abu Dhabi est l’une des nombreuses institutions culturelles qui a été érigée dans le district culturel de l’île de Saadiyat. La création de ce musée est régi par le décret  no  008-879 du 1er septembre 2008 portant publication de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement EAU relatif au musée universel Abu Dhabi le 6 mars 2007. Le décret comporte de nombreux articles qui encadrent les échanges entre les deux parties et les définissent les modalités de travail. La présente section résume les articles phares du décret afin de permettre de saisir la portée et le contexte juridique qui ont abouti à la création du musée. Une analyse des articles concernant les prêts et l’acquisition sera présentée plus loin.  

 

Il y tout d’abord l’article 1 qui définit l’accord de manière générale. 

 

Article 1 :

 

Le partie des Émirats « fait appel aux techniques les plus innovantes en matière de muséographie [objets et contenus], présentant des objets majeurs dans les domaines de l’archéologie, des beaux-arts et des arts décoratifs, ouvert à toutes les périodes y compris à l’art contemporain, bien que mettant l’accent sur la période classique, à toutes les aires géographiques et tous les domaines de l’histoire de l’art, répondant à tout moment aux critères de qualité et à l’ambition scientifique et muséographique du Musée du Louvre et destiné à œuvrer au dialogue entre l’Orient et l’Occident, chaque Partie respectant les valeurs culturelles de l’autre. »

 

Cet article mentionne également le type d’exposition et de scénographie (mise en scène) que le Musée du Louvre d’Abu Dhabi souhaite mettre de l’avant (nous y reviendrons plus tard dans un autre chapitre) dans le nouveaux musées et précise que le Louvre et l’Agence France-Muséums doivent trouver des œuvres relevant de techniques variées : peintures, sculptures, objets d’art, arts graphiques, vidéos et installations. Il est indiqué qu’un pourcentage décent des prêts proviendra de la collection du Louvre.

 

L’article 2 décrit les principes qui président la mise en œuvre de ce projet. Cet article confère au Louvre d’Abu Dhabi le droit d’utilisation du nom « Louvre », une appellation qui constitue le fondement même de l’existence de ce musée et un gage de succès. Comme l’indique l’article 21, l’accord entre en vigueur à partir du 6 mars 2007. Le nouveau musée peut utiliser ce nom pour sa propre marque, pour ses expositions, les prêts d’œuvres, les coopérations entre les deux entités (formation des professionnels), mais pas pour les filiales ou musées antennes qu’Abu Dhabi pourrait instaurer. Le musée d’Abu Dhabi peut utiliser, aux termes de cet article, le nom du Louvre pour une période de 30 ans et 6 mois (voir article 20). Récemment, les deux parties ont signé un accord de prolongation permettant au musée de poursuivre ses activités sous l’appellation du Louvre jusqu’en 2047 (non pas 2037). 

 

Le nom propre du « Louvre » peut être utilisé par le musée d’Abu Dhabi sous certaines conditions (voir l’article 14). Par « nom du Musée du Louvre », il faut entendre toute représentation verbale ou non verbale contenant le mot « Louvre » (élément verbal, figuratif, sonore, logo ou autres). Les conditions d’utilisation du nom ont été convenues entre les deux parties. L’un des objectifs de l’article 14 est de veiller à ce que le nouveau musée ne porte pas atteinte à la réputation du Musée du Louvre. Il est important pour le Louvre en France de garder les droits et l’exclusivité en lien avec le nom du Louvre. La France a bien précisé aussi que l’autorisation accordée ne constituait pas une autorisation pour d’autres activités ou dénominations futurs de même nature. Le Louvre d’Abu Dhabi n’a pas non plus le droit de publier des annonces officielles, notamment sur des réseaux sociaux relatifs au Musée du Louvre. Si les conditions ne sont pas respectées par Abu Dhabi, la France mettra en demeure la partie émirienne et prendra des mesures pour remédier à la situation. Si la partie émirienne ne prend pas les mesures qui s’imposent, la France pourra alors procéder au retour des œuvres prêtées, lui retirer le droit d’utiliser le nom « Louvre » et finalement résilier l’accord entre les deux parties. Or, il semblerait que la partie Émirat n’ait pas respecté cet article.  En effet, le nom de « Musée du Louvre » a été utilisé plusieurs fois par le musée d’Abu Dhabi pour des campagnes de publicité et il aurait également été apposé à des avions émiriens (compagnie aérienne Etihad ) en 2017 sans le consentement du musée français

 

Aux termes de l’article 3, la France s’est engagée à ne pas reproduire le modèle muséal d’Abu Dhabi en permettant à d’autres émirats des EAU, à l’Arabie Saoudite, au Koweït, à Oman, au Bahreïn, au Qatar, à l’Égypte, à la Jordanie, à la Syrie, au Liban, à l’Iran et à l’Irak d’utiliser le nom « Louvre » pendant la durée du contrat. L’émirat d’Abu Dhabi peut ainsi protéger jalousement sa domination culturelle au sein de la région en empêchant le Louvre d’y élargir son rayonnement culturel.

L’accord prévoit également les procédures de conception physique du musée. Les articles 4 et 5 concernent la structure physique du musée. Ces articles définissent la superficie du musée (24 000 m2) et les diverses galeries permanentes et temporaires qui doivent le constituer. Les autorités émiraties ont exigé l’installation de réserves de dernier cri technologique équipées d’un atelier de conservation et de restauration conformes aux normes internationales de conservation. Le complexe contient aussi des salles pédagogiques pour les enfants et les adultes permettant des activités de médiation et des ateliers didactiques. Un auditorium pour la programmation culturelle pluridisciplinaire a aussi été aménagé. L’accord prévoit aussi l’établissement d’un centre de ressources pédagogiques, scientifiques et de recherche à l’usage de la conservation du musée et du public. Finalement, l’aménagement d’un café et d’autres salles pour le confort et l’accueil des visiteurs a aussi été instauré. Toute autre installation devra faire l’objet d’un accord entre les parties. 

L’accord décrit également les principes convenus pour la conception du musée. Les Émiriens ont exigé que le musée soit conçu par un architecte réputé qui serait responsable des plans du projet. Ils voulaient aussi des entrepreneurs en construction répondant aux normes internationales. La partie émirienne a promis de respecter des règles précises quant à la « qualité de construction, de fonctionnalité, de conservation et de sécurité des œuvres », et ce, en privilégiant des pratiques respectueuses de l’environnement. Selon l’accord, la conception du musée doit prendre en compte les principes et formalités liés au fonctionnement et à la gestion des objets de la collection publique française. C’est l’une des raisons pour laquelle la partie française devait être présente et consultée pendant toute la durée de la conception et de l’aménagement du musée. L’article 5 décrit également les avant-projets et autres documents qui doivent être déposés auprès  de « l’opérateur français » (l’Agence France-Muséums) avant la construction et indique que la France doit se prononcer sur les documents dans un délai raisonnable.

L’article 6 de l’accord décrit quant à lui le rôle de l’Agence France-Muséums (appelée l’Agence internationale des musées de France). Personne morale française, l’agence a pour première mission de guider la partie émirienne et de lui venir en aide. L’agence se préoccupe de ce qui suit :

 « la définition et l’élaboration, la mise en œuvre du projet scientifique et culturel ; la stratégie de développement du musée; l’assistance à l’organisation; l’assistance à la maîtrise; l’assistance à l’organisation, au lancement et au suivi des chantiers liés aux contenus ; l’assistance à la maîtrise d’ouvrage en phase de conception (par exemple assistance à l’organisation, au lancement et au suivi des chantiers connexes (informatique, sécurité/sûreté) ; l’assistance dans la phase de réalisation du Musée ». 

Les articles 7, 8, 9, 10, 11 et 12 précisent certaines tâches que doit assumer l’agence. Les articles 8 et 9 visent la formation de l’équipe de direction et du personnel, qui doivent posséder des qualifications spécifiques (directeur, conservateurs, responsables de médiation culturelle, responsables de la surveillance et de la sécurité, etc.). L’article 10 a trait à la programmation des expositions temporaires à organiser sur 15 ans. 

Les derniers articles de l’accord, notamment l’article 15, décrivent clairement les budgets annuels alloués et les budgets de chaque activité du musée (expositions, prêts) ainsi que les dates attendues de l’acquittement des sommes et la partie qui doit les recevoir.

Tout au long de ce décret, il est également mentionné que chaque décision doit faire l’objet de discussions entre les parties, que l’annonce des décisions prises doit être faite dans des délais raisonnables (cela vise surtout la partie française) et que les motifs de refus ne doivent pas être illégitimes. Enfin, l’accord contient aussi de nombreux articles qui visent à assurer la protection des collections françaises. Dans les faits, si les normes ne sont pas respectées, la partie émirienne peut être mise en demeure par la partie française. Celle-ci prendra alors les mêmes mesures qui sont prévues aux divers articles au détriment et aux frais de la partie émirienne. Selon la gravité de la faute, l’accord peut être annulé en tout ou en partie. 

Le rapport de force entre les deux parties est donc bien défini dans ce décret. L’émirat doit se plier aux nombreuses requêtes de la France, mais l’inverse est aussi vrai. 

6.2. Gouvernance 

Comme nous l’avons déjà mentionné, divers acteurs ont contribué à la réalisation et à la pérennisation du projet muséal émirien. La gouvernance du musée est assurée avant tout par un appareil administratif très structuré qui veille à la gestion et au bon fonctionnement du musée. 

a) Direction du musée

Le directeur du musée, Manuel Rabaté, occupe le sommet du cadre de gouvernance du musée depuis 2016. M. Rabaté a occupé les postes de directeur adjoint des auditoriums au Louvre et de directeur adjoint du développement culturel au quai Branly avant d’être nommé à la tête du musée émirien. Il a aussi été directeur de l’Agence France-Muséums. Comme il a participé activement à la réalisation de ce projet ambitieux dès le début, il possède donc une excellente maîtrise du dossier du Louvre d’Abu Dhabi et des connaissances approfondies à son sujet. Il constitue par ailleurs la figure d’autorité française au sein du musée en veillant à la mise en œuvre de toutes les activités selon les règles de l’art. Le musée possédait également une directrice adjointe, Hissa Al Dhaheri, jusqu’en 2018. Celle-ci avait enseigné à l’Université de Zayed (études internationales et sciences sociales) et travaillé au DTC d’Abu Dhabi. En 2018, l’Ambassadeur de la France aux EAU, Ludovic Pouille, lui avait remis le prix du Chevalier des Arts et Lettres, à savoir la plus grande distinction du domaine de la culture en France, en reconnaissance de l’excellence de son travail. Le poste de directeur adjoint semble vacant pour l’instant puisqu’aucun article ne mentionne le ou la remplaçant.e. 

 

Le musée est supervisé par le DCT, puisque c’est la ville qui en est le propriétaire et non le Louvre. Ce département gouvernemental fait partie de la structure décisionnelle du musée et de son cadre de gouvernance à titre de superviseur et d’autorité publique des EAU. Le département veille à la protection des intérêts émiriens dans le cadre des diverses activités du musée.

 

C’est donc dire que des représentants des deux parties à l’accord de création du musée assurent une part des responsabilités et veillent à empêcher tout débordement ou abus. 

b) Agence France-Muséums

L’Agence France-Muséums est, comme l’indiquent divers articles de l’accord, une des autorités qui est chargée de veiller au succès du musée. De fait, elle a été désignée comme « l’opérateur français ». Créée en parallèle avec la signature de l’accord, l’agence a pour mission de répondre immédiatement aux divers besoins du musée, et ce, dans le respect des dispositions de l’accord. L’Agence France-Muséums est cependant une entité de droit privée qui appartient à des établissements publics culturels français. Il peut sembler incohérent qu’une agence de droit privé prenne en charge la gestion d’un service public, mais la loi française le permet dans certains cas

Détenue par douze musées français, l’Agence France-Muséums est une société par actions simplifiée (SAS) immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Paris depuis le 23 août 2007. Une SAS, selon le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance de la France, est une société dont les « associés fondateurs déterminent librement dans les statuts le capital social et les règles d’organisation de la société, notamment la nomination et la révocation des dirigeants et les modalités d’adoption des décisions collectives : conditions de quorum et de majorité, droit de veto […] ».

Ce n’est pas par hasard que cette forme de société a été privilégiée par rapport à un modèle public pour superviser le musée émirien. Premièrement, la partie émirienne souhaitait disposer d’une structure spécifique qui était vouée uniquement au projet. Or les Émiriens connaissaient mieux la structure d’une agence privée que celle d’une institution publique. De ce fait, une agence privée répondait mieux à leurs besoins. Le ministère de la Culture de la France avait aussi indiqué que les besoins « de rassemblement et de mise en commun des compétences et surtout des collections d’institutions nationales différentes rendaient peu envisageable une formule d’établissement public ou de service à compétence nationale ». Sur le plan juridique, une SAS permet une plus grande souplesse. Elle accorde une grande place à la liberté facilitant ainsi la prise de décisions relatives aux modalités de fonctionnement (notamment pour ce qui est des pouvoirs de direction) et aux processus décisionnels, et elle réduit les répercussions des risques économiques. De plus, les membres du conseil d’administration de l’agence peuvent être des personnes morales de droit public. 

Le conseil d’administration de l’agence est composé de représentants du Musée du Louvre (trois voix) et de cinq établissements publics (Réunion des Musées Nationaux et du Grand Palais, Bibliothèque nationale de France, Centre Pompidou, établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie) bénéficiant chacun d’une voix. Trois membres indépendants nommés sur proposition des ministres de la Culture, des Affaires étrangères et de l’Économie et des Finances de la France siègent également au conseil d’administration pour une période renouvelable de trois ans. Ils disposent également chacun d’une voix. Le président du conseil d’administration est élu parmi les membres indépendants du conseil. Il a également été jugé pertinent d’élire deux censeurs.

Le conseil d’administration ne serait pas complet sans un conseil scientifique élu par ses pairs. Celui-ci est composé de neuf membres dotés des compétences scientifiques nécessaires afin de veiller à ce que les projets scientifiques et culturels respectent le code déontologique et éthique en vigueur. Trois membres ont été choisis par le ministre chargé de la culture, trois par le Musée du Louvre et les trois autres par une décision collective extraordinaire des associés. Le président-directeur du Louvre occupe cette fonction, qui est essentiellement consultative, depuis la création de l’agence. Par ailleurs, à la demande du président du conseil d’administration, un comité d’audit et un comité des rémunérations ont été mis sur pied.

La responsabilité opérationnelle de l’agence est assumée par le directeur général nommé par le conseil d’administration, après avoir consulté le ministère de la Culture et le ministère des Affaires étrangères de la France, pour un mandat renouvelable d’une durée de trois ans. L’État français est présent dans la structure de gouvernance des différentes instances de l’agence (voir l’annexe 2). 

L’équipe de direction de l’agence est composée de membres de divers horizons professionnels. En plus du directeur général (Hervé Barbaret) et du directeur général adjoint (Stéphane Roisin), il y a une équipe de soutien administratif (responsables juridiques, assistantes des ressources humaines), une équipe scientifique (directeur scientifique, directeur des collections), un responsable de la médiation, un chargé de la formation, un responsable du numérique et une directrice des expositions, etc. Sur son site Web, l’agence affirme disposer d’« une équipe pionnière, pluridisciplinaire et polyglotte basée entre Paris et Abu Dhabi. Nos collaborateurs représentent tous les métiers du secteur muséal et partagent une passion commune pour relever des défis et accompagner la transformation des lieux de culture ». L’Agence France-Muséums ne s’occupe que du Louvre Abu Dhabi, mais elle désire toutefois s’affirmer sur la scène internationale en tant que « concepteur d’écosystème culturel qui fait rayonner la culture française ». 

La gouvernance du musée a été pensée afin de pouvoir promettre une gestion et une administration sécuritaires et fiables. Grâce à une hiérarchie bien définie, diverses branches bureaucratiques (administratives et scientifiques) et des membres indépendants, chaque étape et aspect du musée semble être soumis à une haute surveillance, mais est-ce vraiment le cas ?

6.3. Création d’une image

 

Le Louvre d’Abu Dhabi constitue une entité qui incarne des valeurs différentes selon les divers discours que font circuler une panoplie diversifiée d’interlocuteurs.

 

a) Stratégie de marque

 

Aujourd’hui, il est inévitable pour une institution, peu importe sa nature, ses objectifs, ses modalités de fonctionnement et sa gouvernance, de s’employer à se construire une identité de marque. Une stratégie de marque devrait permettre à une institution d’établir son nom à l’international, de se faire connaître et de bénéficier de tous les avantages qu’une réputation mondiale peut apporter. À l’instar de nombreuses institutions culturelles, le Louvre d’Abu Dhabi a défini sa propre stratégie de marque (branding) et de médiation afin de créer l’image recherchée. Il voulait ainsi contrôler, dans une mesure plus ou moins grande, la perception que le public possède du musée, dans le souci de faire rayonner le musée et, à terme, l’Émirat lui-même. La création d’une image de marque (branding) est une « méthode permettant aux marques de transmettre un univers aux consommateurs qui leur sera imaginaire et totalement positif». Afin de pouvoir rivaliser avec d’autres métropoles culturelles comme Paris, Abu Dhabi se devait de mettre de l’avant ses propres institutions culturelles et de créer une image distincte. 

 

Le musée a su se créer une image et forger son identité par l’intermédiaire des divers produits et services qu’il propose. Il a ainsi pu diffuser une image qui repose sur ses valeurs réelles ou celles qu’il souhaite incarner, afin d’influencer la façon dont l’institution est perçue par le public. Nous avons déjà mentionné certaines de ces valeurs (universalité, tolérance, inclusion et diversité) qui concordent avec la vision réelle et imaginaire d’Abu Dhabi. Le musée veut également respecter l’individualité de ses visiteurs tout en faisant la promotion de l’identité collective d’Abu Dhabi. Si le branding réussit à interpeller le public avec succès, il est alors possible de fidéliser le public. 

 

L’univers du Louvre d’Abu Dhabi repose avant tout sur la structure physique même du bâtiment. Le Louvre d’Abu Dhabi tire une grande fierté du fait qu’il ait été conceptualisé et réalisé par le célèbre architecte français Jean Nouvel, auquel on doit également les moucharabiehs de l’Institut du Monde Arabe à Paris et le quai Branly. Il faut savoir que les avis sont partagés quant à l’architecture de ce musée. Le climat a été la principale source d’inspiration de l’architecte pour le nouveau musée. Le dôme du musée rappelle en effet les dunes de sable chaud et fait écho à la mer qui entoure le musée. Le musée se fond ainsi dans le décor, mais il impressionne tout de même de par la complexité architecturale choisie par Jean Nouvel afin de marier la culture traditionnelle et la modernité grâce à une coupole qui souligne la beauté de l’environnement et témoigne d’avancées techniques architecturales. Il s’agissait donc de tirer parti de l’esthétisme du milieu qui a donné naissance au musée tout en faisant appel aux notions de paysage culturel et d’identité culturelle, puisque la culture émirienne est étroitement liée à ces deux éléments (mer et sable).

 

La communication est également un élément clé de la stratégie de marque du musée. Celui-ci diffuse des communiqués de presse et des avis afin d’annoncer ses divers programmes et ses nouveautés. Il utilise aussi des vidéos et les médias sociaux du Louvre d’Abu Dhabi afin de se faire connaître aux divers publics. Les vidéos de promotion de l’ouverture du musée sont de bons exemples de la stratégie de marque du musée

 

Sur les médias sociaux, notamment Facebook, Instagram et Twitter, le musée publie des images des œuvres qu’il expose, accompagnées de diverses questions, comme  How does [Titre de l’œuvre] inspire you ?, ou bien des commentaires de différente nature à même de susciter la curiosité et une réflexion. D’autres publications sur les évènements à venir servent à créer un sentiment d’anticipation chez le public, par exemple des vidéos des galeries et de visiteurs heureux et étonnés. Le musée organise aussi des concours, comme #PicOfTheWeek, afin d’inciter les visiteurs à prendre des photos au sein du musée, à les transmettre au musée qui choisira les meilleures en vue de les publier sur les diverses plateformes. Cette stratégie de marketing permet d’octroyer aux visiteurs un sentiment d’appartenance, de reconnaissance et d’individualité. Le musée veut aussi créer une image de musée de qualité supérieure auprès des visiteurs. La plupart de ses publications sont rédigées en anglais et en arabe, parfois en français. Le musée utilise aussi les réseaux sociaux pour faire la promotion de ses divers services, comme l’adhésion à des programmes V.I.P. et des visites guidées (voir l’Annexe 6).

 

Le Louvre possède également un podcast « On Show », qui propose aux auditeurs des entrevues avec des conservateurs et d’autres professionnels du musée. On y aborde les expositions et les objets qui sont exposés au musée. Le format du podcast a gagné en popularité et est affectionné par le public. Les visiteurs du musée aiment avoir accès aux coulisses du musée afin d’en apprendre plus sur les œuvres et les objets tout en ayant la chance d’écouter un spécialiste.

 

Toutefois, il est manifeste que la stratégie de marque du musée repose avant tout sur son association et sa collaboration avec un musée déjà reconnu mondialement : le Louvre de Paris. Grâce à ce nom et à la réputation qui s’y rattache, le visiteur du musée associe inconsciemment le Louvre d’Abu Dhabi à celui de Paris. Le Louvre jouit déjà d’un prestige certain et il est synonyme d’une légitimité dans le domaine muséal. Ayant obtenu le droit d’utiliser ce nom, le musée d’Abu Dhabi bénéficie de facto de la renommée du Louvre. C’est pourquoi le DCT d’Abu Dhabi a approché le Louvre et insisté pour qu’il collabore au projet. Il représente un symbole de l’excellence artistique. Le Louvre d’Abu Dhabi a donc voulu utiliser les valeurs déjà associées au Louvre pour créer et mousser sa propre image de marque.

 

 Revaloriser l’image de marque du musée d’Abu Dhabi favorise aussi le renforcement de la marque de commerce de l’Émirat (nation branding), ce qui accessoirement concrétise la stratégie de reconnaissance culturelle de l’Émirat et lui permet d’atteindre ses objectifs culturels et économiques. Le musée s’appuie donc sur plusieurs tactiques pour créer l’image d’un musée de réputation internationale. Toutefois, tous ces efforts de communication ne semblent pas avoir suffi à protéger le musée contre les nombreuses controverses qui ont entaché sa création et sa réalisation. 

b) Controverses

Depuis le début, le projet du musée a suscité la controverse. Par ailleurs, même si le musée s’efforce d’exercer un contrôle absolu sur l’image qu’il projette dans le monde, des fissures se dessinent tout de même. 

 

L’échange économique

Le volet économique de l’accord signé par les deux parties, dont le montant semble considérable, constitue la première controverse suscitée par le musée. Il faut savoir que l’accord prévoit le versement de 975 millions d’euros par l’Émirat à la France en échange du droit d’utiliser la marque du Louvre, divers objets patrimoniaux et les autres services dont il a été question précédemment. Au moment de la signature de l’accord, beaucoup ont ouvertement critiqué le projet qui allait, selon eux, à l’encontre de la protection des collections. Il était notamment reproché au gouvernement d’avoir agi en fonction d’une logique purement comptable et de rentabilité, sans se soucier de l’importance et de la protection de la collection nationale lors des prêts d’objets

 

Atteinte aux droits de l’homme

L’image du musée d’Abu Dhabi a aussi été ternie lors de la publication des mauvais traitements et des abus subis par les ouvriers pendant la construction du musée. L’organisation non gouvernementale internationale Human Rights Watch a en effet dénoncé publiquement les mauvais traitements subis par les ouvriers et artisans lors de la construction du musée. Il faut noter que les travailleurs migrants représentent environ 90 % de la population dans le secteur privé des Émirats arabes unis, ce qui pourrait expliquer ce phénomène troublant. Dans ses divers rapports, l’organisation a dénoncé des conditions de travail dangereuses sur les chantiers du musée qui avaient entraîné des accidents du travail et des décès. Ces travailleurs peuvent se voir confisquer leurs passeports et ils reçoivent des salaires misérables. Ils vivent également dans des  conditions de vie déplorables. Le rapport dénonçait également une législation connue sous le nom de « Kafala ». Il s’agit d’un système de parrainage permettant aux employeurs d’exercer des pouvoirs considérables sur la vie des travailleurs qui prévoit des restrictions à leurs droits et conditions de travail. La Human Right Watch avait alors exhorté la France à veiller à prendre toutes les mesures nécessaires afin d’empêcher l’exploitation des travailleurs sur les chantiers. Les violations quant aux droits de l’homme sont un fléau qui sévit au sein du territoire émirien, ce n’est donc pas un problème qui se rattache purement au Louvre Abu Dhabi.

 

Expertise de l’Agence France-Muséums

Lorsque l’agence a commencé à faire l’acquisition de pièces pour le musée d’Abu Dhabi, plusieurs détracteurs du projet ne tardent pas à s’insurger contre les pièces acquises sans mâcher leurs mots. Selon Didier Rykner, le Louvre d’Abu Dhabi aurait fait l’acquisition d’œuvres produites par des artistes peu importants (par exemple le double portrait de Francis Cotes). Il affirme aussi que le musée aurait en sa possession des œuvres qui n’auraient jamais dû être acquises par un conservateur ou une agence publique française digne de ce nom pour un musée étranger. Dans l’article intitulé « Les acquisitions du Louvre d’Abou Dhabi », il donne notamment l’exemple du plafond du XVIIe siècle provenant d’un hôtel particulier parisien pour illustrer son propos et la liste ne s’arrête pas là.  

 

La disparition du Salvator Mundi

 

En 2017, le Louvre d’Abu Dhabi annonçait en grande pompe qu’il avait acquis le Salvator Mundi, une œuvre attribuée à Léonard de Vinci. La vente de ce tableau par Christie’s a fracassé des records : l’œuvre a été vendue pour la somme de 408 millions d’euros. Le Louvre d’Abu Dhabi était donc très fier de son coup d’éclat lorsqu’il a pris possession du tableau. L’œuvre devait être exposée et révélée au grand public le 18 septembre 2018, mais cette exposition a été reportée à une date ultérieure qui n’a jamais été confirmée par la suite. Depuis, personne ne sait où l’œuvre a abouti. Selon Manuel Rabaté, il faudrait communiquer avec le DCT de l’Émirat pour avoir de plus amples informations sur l’emplacement de l’œuvre, mais le département ne semble pas vouloir donner des renseignements. D’après les ouï-dire, le tableau serait entreposé dans les réserves du musée à Abu Dhabi. Certains pensent toutefois que le tableau n’est jamais arrivé à destination. Aux dernières nouvelles, le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed bin Salman, serait en possession du tableau. On peut se demander si le Louvre d’Abu Dhabi a déjà eu en sa possession l’œuvre ou non. Le Salvator Mundi que possède le prince est-il le même que celui que le Louvre d’Abu Dhabi prétend avoir acheté ? La disparition de cette œuvre a créé un tel tollé, que deux documentaires ont récemment été produits sur l’œuvre : The Lost Leonardo et Savior For Sale. Le Salvator Mundi n’est pas la seule œuvre associée au musée d’Abu Dhabi qui a créé la controverse, comme nous le verrons plus loin. 

 

De nombreuses controverses ont marqué le parcours du Louvre Abu Dhabi. Elles ont toutes en commun le manque de transparence du musée et de l’Émirat d’Abu Dhabi face à leurs opérations et leurs intentions. Les controverses ont fini par s'estomper au fil des mois et des années, mais beaucoup de doutes subsistent et l’image de marque du Louvre d’Abu Dhabi a été écornée. 

 

Troisième partie: L’universalité du Musée du Louvre d’Abu Dhabi 

7. La collection

Comme il a été signalé au début de cette thèse, l’accord permettant la création du musée dicte également les principes juridiques et administratifs qui régissent l’acquisition et les prêts d’œuvres.

7.1. Les acquisitions

Les acquisitions d’œuvres sont effectuées selon des politiques bien précises que le musée s’est engagé à suivre à la lettre aux termes de l’accord qu’il a signé. L’article 7 de l’accord décrit la stratégie d’acquisition que le Louvre d’Abu Dhabi se doit d’adopter et de respecter. Tout d’abord l’Agence France-Muséums et les Émirats s’assurent de respecter les règles déontologiques en matière d’acquisition comme celles concernant la provenance des œuvres pour ne citer qu’une des préoccupations déontologiques. Chaque objet doit être soumis à une évaluation poussée et être approuvé par un comité des acquisitions. Pour ce faire, l’agence conseille la constitution d’une commission des acquisitions formée par l’agence elle-même. Cette commission formée de spécialistes français et ressemblerait d’ailleurs à celle que le Louvre de Paris possède. Les membres de cette commission, qui représentent Abu Dhabi et la France, sont des conservateurs chevronnés dont l’expérience spécialisée couvre les différentes périodes de l’histoire de l’art telle qu’elle se reflète dans la stratégie de collection du musée. Cette commission des acquisitions est présidée par SE Mohamad Al Mubarak, président du DCT d'Abu Dhabi, et par Laurence des Cars, président du Musée du Louvre. Il y a un guide décrivant les modalités d’acquisition (recherches historiques, modalités juridiques et financières, informations sur le marché de l’art, etc.). La partie française précise bien dans l’accord qu’elle n’est pas responsable des décisions d’acquisition prises par la partie émirienne, le musée ou son mandataire, même si elle influe sur le choix des œuvres en amont. La partie française s’emploie-t-elle de cette façon à protéger autant que possible la réputation dont bénéficie le Louvre et la France tout en se dédouanant des acquisitions effectuées au final par le Louvre d’Abu Dhabi en donnant le dernier mot à cet égard aux autorités émiriennes ? 

 

Comme cela est indiqué sur son site, le Louvre d’Abu Dhabi applique une politique d’acquisition qui s’appuie sur la convention de 1970 de l’UNESCO. Cette convention a pour but de contrer l’exportation et la vente de biens culturels qui ont été acquis illégalement. En signant cette convention, les EAU se sont engagés à lutter contre le trafic des objets d’art. Le musée s’est donc engagé à ne pas faire l’acquisition d’œuvres ou de biens dont la provenance n’a pas pu être authentifiée comme légale. En accord avec le Musée du Louvre et les autorités d’Abu Dhabi, le Louvre d’Abu Dhabi sélectionne les « œuvres à acquérir en fonction de leur importance historique, de leur condition, de leur provenance et de la possibilité de les inscrire dans un récit mettant en évidence les connexions culturelles à travers l'histoire et les espaces géographiques, de l’ère paléolithique à aujourd'hui ». 

 

Officiellement, le musée procède aux acquisitions auprès de maisons d’enchères d’art comme Sotheby's, Christie’s et par d’autres voies légales. Officieusement, certaines œuvres auraient été acquises autrement. Le 25 mai 2022, il a été révélé que certaines œuvres du Louvre d’Abu Dhabi auraient été acquises par le biais d’un trafic d’art. L'ancien président du Musée du Louvre, Jean-Luc Martinez, a été accusé d’avoir délibérément ignoré les faux certificats d’origine qui accompagnaient cinq pièces d’antiquité égyptiennes, dont une stèle de Toutankhamon acquise par le Louvre d’Abu Dhabi pour plusieurs dizaines de millions d'euros. L’ancien président et six autres personnes ont été mis en examen à la suite de la mise en lumière de cette escroquerie. L’une des questions fondamentales de cette affaire reste à savoir si le Louvre et ses représentants ont simplement été bernés et que l'acquisition de ces pièces relèverait de l’erreur humaine ou bien s’il s’agit véritablement d’une fraude orchestrée par ces individus. Jean-Luc Martinez clame encore son innocence face aux divers chefs d’accusation qui pèsent contre lui. En date du 13 février 2023, M. Martinez semble être encore considéré comme un suspect dans l’affaire. Toutefois, le 27 avril 2023, il propose l’adoption d’une loi-cadre par le Parlement afin de simplifier les restitutions de biens culturels

 

Les répercussions de cet évènement dans le monde des musées repose surtout sur le manque de transparence  provenant des vendeurs qui comme l’explique  Pierre Ouzoulias, archéologue et vice-président communiste de la commission de la culture du Sénat, et le collectionneur Jean-Claude Gandur  qu’il y a peu d'importance accordé à la provenance de ces pièces. Souvent les maisons d’enchère garde même jalousement l’information, refusant de la communiquer à l’acheteur malgré la demande. Autre fléau de l’acquisition est  la compétition qui fait rage entre les grands musées internationaux. Il y a une pression pour les musées d’acquérir les plus belles pièces avant les autres musées. Parfois, cela entraîne des transactions rapides sans trop de vérification. Ne voyons nous pas là justement une manifestation des dangers de la commercialisation de l’art poussé vers un extrême qu’avait énoncé Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht ?

 

Les informations diffusées sur la politique d’acquisition et de prêt du musée d’Abu Dhabi sont fragmentaires et peu précises. Nous pouvons affirmer que le musée désire acquérir des pièces de qualité qui ont une valeur historique et esthétique à même de traduire le discours universel qu’il cherche à incarner. À la lumière de cette constatation, nous pouvons nous interroger sur ce que le musée considère comme un objet possédant une valeur universelle, est-ce lié à sa matérialité (sa forme, ses détails des motifs qui sont similaires) ou bien est-ce ce qu’il y a derrière l’objet comme son histoire ? Même avec l’entrevue que j’avais prévue, cette information serait restée bien cachée, puisque le conservateur du Louvre a confirmé dans son dernier mail que ces informations ne peuvent être partagées avec le public. 

7.2 Les prêts

En attendant que sa collection soit complète, le Louvre d’Abu Dhabi a recours aux prêts d’œuvres et d’objets, comme le prévoit l’accord portant sa création. Les œuvres empruntées proviennent des collections publiques de divers musées français, notamment le quai Branly. Plusieurs lois et procédures ont été mises en place pour assurer la conservation et la gestion de ces collections. Le Louvre d’Abu Dhabi sollicite le prêt d’œuvres de qualité qui sont reconnues. Les conditions techniques et scientifiques et les règles de ces prêts sont bien définies dans l’accord. Le nombre de prêts diminue d’année en année (période de dix ans) puisque le nombre d’acquisitions lui augmentera pour agrandir la collection permanente

Dans le cas des prêts, l’Agence France-Muséums veille au bon respect de la législation française visant les œuvres et objets appartenant au patrimoine national de la France. L’article 11 de l’accord consacre l’importance de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité des œuvres et objets qui appartiennent à la France. Chaque œuvre prêtée par les musées français doit être accompagnée d’une convention qui sera signée par le musée titulaire et le Louvre Abu Dhabi. Cette convention permet d’assurer un contrôle sur les œuvres quittant la France et de conserver un inventaire des œuvres prêtées. Les œuvres sont prêtées pour une période allant de six mois à deux ans (qui peut être prolongée dans certains cas). Aucune saisie ou autre mesure d’exécution ne peut être prise contre les œuvres prêtées, qu’elle soit ordonnée par une autorité émirienne ou par une autorité étrangère. Aucune décision de quelque autorité que ce soit ne peut faire obstacle au retour des œuvres en France au terme de la durée du prêt.

 

L’article 12 de l’accord prévoit que l’Agence France-Muséums peut vérifier à tout moment que le musée d’Abu Dhabi respecte les normes de sécurité et de conservation pour les œuvres prêtées. La partie émirienne s’engage à autoriser des représentants dûment habilités de l’agence à accéder à tous les espaces d’exposition ou de stockage des œuvres, aux locaux techniques et aux installations de sécurité du musée afin de procéder aux vérifications nécessaires. Lorsqu’elle considère qu’un risque pèse sur la sécurité des œuvres, la partie française peut procéder au rapatriement sans délai de l’ensemble des œuvres prêtées. La partie émirienne s’engage à permettre le retour sans délai en France des œuvres d’art prêtées dans le cas où celles-ci feraient l’objet d’une mesure de restitution ordonnée par toute autorité française.