Cadre conceptuel
À partir de cette problématique, un cadre conceptuel a été établi en s’appuyant sur diverses notions et éléments qui permettront de trouver des réponses satisfaisantes. La première étape est de bien définir ce qui constitue la valeur universelle d’un musée, mais encore plus important les éléments qui seront utilisés pour estimer le caractère universel de la collection du Louvre d’Abu Dhabi dans ce travail. J’aborderai ensuite les deux approches qui seront exploitées pour traiter le corpus : la biographie de l’objet et le transfert culturel.
Sémiotique des objets et de l’espace
La collection du Louvre d’Abu Dhabi n’a pas été explorée dans la perspective des significations et valeurs universelles entourant des œuvres spécifiques de la collection. La polysémie des objets comme sujet d’étude est attrayante, étant une riche source pour explorer un objet. Malgré la perception des objets muséaux comme « ensembles d’objets statiques et décontextualisés », les objets qui sont exposés ou conservés dans les musées sont en réalité situés dans un « ensemble de contextes très précis qui se construisent à travers une série de réseaux et de relations ». Les théories et approches portant sur les sens et l’étude de la sémiologie des objets sont multiples et proviennent de divers domaines montrant la pluralité de ce concept.
Dans Interpreting Objects and Collections, Susan M. Pierce, professeur d’étude muséale et directrice du département des études muséales à l’Université de Leicester, approche l’interprétation des sens de l’objet à travers les théories de Ferdinand de Saussure (linguiste suisse), Edmund Leach (un anthropologue social britannique) et Roland Barthes (un sémiologue et philosophe français). L’idée derrière ces principes montre bien qu’il y a toujours un objet qui est ancré dans l’objectivité et même la matérialité (le signifiant chez Saussure, détonation pour Barthes et le signe chez Leach) et ensuite en raison de sa rencontre avec un individu, se forge des signifiés (Saussure) et symboles (Leach), faisant appel à la subjectivité et à la conceptualisation (connotation pour Barthes). Le but de la synthèse de ces théories pour ce travail est d'appréhender le fonctionnement des sens, signes et symboles des objets. C’est à travers ceux-ci que les valeurs des objets pourront être mieux saisies, dans notre cas, la valeur universelle. À titre d’exemple de l’emploi de la sémiotique des objets, nous pouvons nous rapporter aux recherches de l’historien polonais Krzysztof Pomian qui examine dans ses propres études sur les vases des Médicis les changements sémiotiques qui se produisent à travers les « lieux sociaux, le voisinage, les contextes constitués par d’ autres objets, les contextes verbaux, la manière d’exposer les objets et le changement de comportement à l’égard des objets ». C’est pourquoi les objets sont sémiophores, à savoir des objets investis de signification, et non pas simplement des choses dénudées de sens.
La sémiotique de l’objet ne passe pas que par sa rencontre avec des individus, mais par des nouveaux contextes dans lesquels il s’insère. En entrant au musée, ces objets sont « existant maintenant dans de nouveaux contextes, ce sont des objets qui ont de nouvelles significations. Ces autres significations témoignent des possibilités que nous leur donnons désormais ». L’objet ne prend sens que lorsqu’il est inséré dans un contexte. En mettant de l’avant les précédents et les nouveaux contextes géographiques, historiques et muséales qui donnent sens à ces objets, nous serons mieux à même de discerner la valence universelle qui a été assignée aux objets. Bien que mon travail prend en compte les contextes extérieurs du musées, Davallon semble plutôt opter pour « une autonomie de l’exposition en raison de ce qu’il appelle des frontières, des seuils et zones de transitions qui dirige , visant à organiser la proposition qu’elle fait au visiteur et à maîtriser le type d’interprétation qu’il peut effectuer ».
D’un point de vue muséal, la collection ambitieuse du Louvre d’Abu Dhabi incarne un sujet de recherche qui se prête bien à telle réflexion, car les objets muséaux qui en font partie circulent d’une institution à l’autre et transitent à travers plusieurs réseaux. Elle fait instinctivement partie de l’importante narration universelle du musée. Pomian nomme les réseaux et les vecteurs humains et culturels qui viennent troubler les contextes et les comportements à l’égard de l’objet des circuits. En raison des divers contextes et transformations, les objets adopteraient, selon le muséologue Peter van Mensch, diverses identités (états). De ce fait, la valeur, le sens, la dynamique et la situation contextuelle des objets qui forment une collection seraient en constante métamorphose.
Mon analyse qui sera à la recherche du sens universel de la collection ne s'étend pas qu’ au corpus lui-même. En muséologie et pour d'autres disciplines, l'environnement est également une source de sens pour l’objet. La mise en exposition est un versant du contexte muséal et est un moyen de rétablir la décontextualisation des objets que nous avons déjà signalée, en leur donnant un nouveau sens. La scénographie d’exposition est un instrument de communication, de mise en contexte et une forme de médiation spatiale, qui marie esthétique et sémiotique. Elle est là pour transmettre la vision de divers acteurs comme l’artiste ou encore le commissaire d’exposition, ainsi que divers objectifs de divertissement, d’éducation et d’esthétique,. La perception de l’exposition comme système de communication a été travaillée par Duncan Cameron, un muséologue canadien, dans les années 1960. Il publie en 1968 son article A Viewpoint: The Museum as a Communications System and Implications for Museum Education dans lequel il amène l’image des objets de musée comme imitant les objets du langage, les expôts (éléments mis en exposition) comme étant des noms communs, les liens entre les objets comme des verbes, l’environnement de l’objet comme les adjectifs et les adverbes, etc. D’autres auteurs reconnaissent la vocation communicatrice de l’exposition comme Nob et Goubert ou encore Ángela García Blanco, autrice ayant un doctorat en géographie et en histoire .
Pour l’étude de la mise en exposition, je me baserai sur le travail sur le mémoire provenant de l’Université du Québec à Montréal et de L'Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse intitulé Le rôle de l’espace dans le musée et dans l’exposition: analyse du processus de communicationnel et signifiant écrit par Soumaya Gharsallah et le cadre conceptuel concernant les dispositifs expographiques. Un dispositif expographique est « toute entité ou ensemble pouvant prendre des échelles variables (une salle, un diorama, une vitrine, etc.), siège d'opération sémiotique et dont les limites sont définies principalement par le sens ». D’après Jean Davallon, le dispositif expographique est composé des « objets exposés», peu importe leur nature et des « objets outils d'exposition». Attention, l’objet exposé seul n’est pas un dispositif, il doit être accompagné par une étiquette (cartel), posé sur un socle, etc. D’autres exemples d'objets d'exposition sont les panneaux, les cartels, les vitrines, les cadres, etc. Leur fonction dans l'exposition est seulement pour les besoins de la présentation, mais ils peuvent être créateurs de significations.
Les objets outils d’exposition qui seront le plus adressés pour ce mémoire seront les textes accompagnant l'exposition. Ces textes sont « un ensemble signifiant organisé destiné à être interprété par le visiteur ». Pour Davallon qui reprend les propos de Roy Harris, provenant de La Sémiologie de l’écriture (1993), deux contextes analogues peuvent être désignés lorsque l’on évoque l’écriture dans l’exposition: le support d’écriture (cartels et panneaux de présentation ) et le contexte lié aux circonstances et aux acteurs de l’opération d’écriture. Le premier contexte peut être encore subdivisé en contexte interne (l’information se trouvant sur le cartel) et contexte externe (l’emplacement). Le contexte en corrélation avec les circonstances signifie tout simplement « – lieu, actions, acteurs, contraintes, etc. – qui ont présidé à la construction de l’objet ». Ce dernier ne pourra véritablement pas être exploité dans son entièreté pour ce travail puisque lesdits acteurs se sont gardés de participer. Pour cette étude de l’espace, un découpage de la salle selon le schéma du Space syntax, c’est-à-dire un schémas en sept unités qui s’emboîte comme des poupées russes, qui permettra un examen de la salle à divers niveaux:
« 1) environnement (0) désigne l'espace extérieur et physique de l'exposition ou du musée ; 2) enveloppe (P) désigne le bâtiment abritant le musée ou l'exposition ; 3) la séquence (Q) est incluse dans l'enveloppe, elle est équivalente au thème ; 4) unité (U) est une subdivision de la séquence et elle correspond au sous-thème ; 5) la sous-unité (sU) est située dans l'unité et elle est un ensemble d'éléments ; 6) élément (E) est une entité spatiale isolée telle qu'un artefact, un tableau, une sculpture ; 7) le seuil (S) montre la transition, c'est un marqueur de limite (une porte, un sas d'entrée, etc.). »
Toutes ses sections ne sont pas indépendantes et coexistent, elles seront étudiées en conséquence.
L’objet, le choix et la manière dont les objets sont exposés, ainsi que l’écriture dans l’espace muséal sont révélateurs de divers contextes et discours conscients et même inconscients parfois des musées. De fait, changer l’environnement dans lequel évoluent et sont exposés les objets a un impact sur leur identité même et amène à une réinterprétation de l’objet.
c) Biographie de l’objet
Je m’appuierai premièrement sur l’approche de la biographie de l’objet. Cette technique d’approcher l’historique de l’objet par Igor Kopytoff se définit comme suit :
« l’étude circonstanciée et réflexive des phases contextuelles par lesquelles est passé un objet avant d’arriver jusqu’à nous et l’étude de sa position actuelle, qui ne peut être comprise qu’à la lumière des phases précédentes – ce qui nous interdit de considérer l’objet ‟toute chose égale par ailleurs’’, hors de l’histoire. »
En retraçant l’histoire de ces objets et les valeurs des objets du corpus, il sera possible de voir comment la valeur universelle est apposée.
La question est désormais comment retracer les sens de ces objets et leur histoire. Van Mensch approche l’analyse de l’objet dans une perspective de la micro-analyse puisqu’elle concerne directement les artefacts. L’objet est le support d’un certain nombre d’informations qui peuvent être divisées en trois identités (ou états). La première est l’identité conceptuelle qui existe lorsque l’objet est immatériel et que le fabricant-artiste pense au matériau et à l’idée qu’il en a. La deuxième est l’identité factuelle qui comprend les propriétés physiques (matériaux, dimensions, etc.), les fonctions liées aux significations, les valeurs et bien sûr les fonctions, et le contexte. Enfin, la troisième est l’identité réelle, qui est l’agglomération des états précédents et de tous les changements nouveaux qui s’opèrent désormais sur l’objet (voir l’Annexe 1). L’objet habituellement décontextualisé dans le musée peut à nouveau être contextualisé.
L’objet peut aussi être analysé selon la méthode de Jocelyn Létourneau, historien canadien et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire contemporaine du Québec (2001-2015). Pour Létourneau, un objet est la trace de l’activité humaine et il est un « phénomène social total». L’objet possède des sens (il est sémiotique), des valeurs et des symboliques qui témoignent des sociétés. Létourneau propose trois grilles de lecture avec des paramètres à prendre en considération lors de la lecture de l’objet (voir l’Annexe 1). Cette méthodologie s’articule autour de trois axes : l’objet, les producteurs et les propriétaires. Ceux-ci sont analysés en fonction de leurs contextes de signification, tels que l’espace, le temps et les temporalités, les milieux sociaux et les valeurs culturelles. L’analyse de l’objet repose sur divers aspects comme les matériaux qui le constituent, les usages de l’objet, les relations avec les autres objets et le style et l’hybridation (croisement) de celui-ci. L’objet est sondé à travers ces divers prismes retraçant son essence même. Létourneau pousse sa grille d’analyse plus loin en spécifiant des paramètres particuliers pour les propriétaires et pour les producteurs qui s’apparentent au questionnement entamé par rapport aux objets.
Lorsque l’on tente de tracer la biographie d’un objet, il faut éviter de tomber dans le piège de la simplicité, c’est-à-dire de faire la biographie d’un objet de façon linéaire. Cette approche a véritablement le défaut de ne pas considérer « les discontinuités, les ralentissements voire les interruptions du processus, les failles, les positionnements et repositionnements des différents acteurs, et d’ignorer l’existence de différents plans, de différents registres de traitement du même objet ».
La biographie des objets répond au besoin du travail objectif et matériel de l’objet. Comme la présente analyse porte sur des objets muséaux qui circulent plus qu’à l’habitude et qui sont recontextualisés en fonction de diverses cultures et de divers milieux, une autre approche sera utilisée pour étudier les processus de réappropriation des objets à travers les vecteurs.
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