Selon la présentation du musée par les autorités scientifiques émiriennes, le Louvre d’Abu Dhabi aspirerait à être un musée à vocation universelle. Cette universalité souhaitée par le musée est absolument à propos dans le contexte social d’aujourd’hui qui prône la globalisation et le cosmopolitisme, mais également l’ouverture d’esprit, l’acceptation de tous et l’inclusivité face à l’autre. Il est donc approprié de se poser des questions sur la signification de la valeur d’universalité pour le Musée du Louvre d’Abu Dhabi et comment elle se définit de nos jours ?
Le concept d’universalité dans le domaine du patrimoine et de la culture n’est pas un nouveau paradigme. L’idée de l’universalité en Europe s’est d’abord construite à travers les Expositions Universelles ou les « Expositions Internationales Enregistrées ». Celles-ci étaient « des lieux de rencontres entre les nations, répondant aux défis globaux de notre temps, en invitant à explorer un thème universel donné de manière participative et immersive ». La première Exposition Universelle fut organisée à Londres en 1851 à Hyde Park, au sein du Crystal Palace, conçu par Joseph Paxton (1801-1865). Ces expositions, qui accueillaient et ravissaient des dizaines de millions de visiteurs, présentaient divers pavillons nationaux rattachés à des pays donnés. Les pavillons, dont l’architecture reflètait l’exotisme des pays mis à l’honneur, étaient ancrés dans l’idée d’authenticité et de patrimonialité grâce à la reconstitution de tableaux vivants et l’ajout de « spécimens » et d’individus en provenance même des divers pays qui actaient des comportements et des savoir-faire mis en lumière par la recherche en sciences sociales. Ces expositions étaient et sont toujours des événements qui favorisent la présentation de découvertes et de nouveautés scientifiques et d’innovations dans divers domaines, au même titre que l’Encyclopédie de Diderot. Elles permettaient donc la rencontre du divertissement et de la diffusion du savoir et du progrès et constituaient des lieux d’échange. Elles favorisaient également les rencontres entre des individus de diverses nationalités, ce qui n’était pas commun à l’époque. Les expositions universelles visaient donc à susciter la bonne entente entre les nations de la planète grâce à des échanges culturels et la mise en commun des savoirs, un vœu certes louable, même s’il reposait sur une vision utopique difficilement transposable dans le futur.
Depuis l’institution du Bureau international en 1928, qui a pour mission d’encadrer et de piloter l’organisation des Expositions Universelles, ces dernières devaient être centrées sur des thèmes prédéfinis. Cette obligation thématique faite aux expositions visait à « améliorer les connaissances, à répondre aux aspirations humaines et sociales et à promouvoir le progrès scientifique, technologique, économique et social ».
Il faut se garder de confondre les expositions universelles et les expositions plus spécialisées (coloniales, nationales, etc.). Les expositions coloniales en France sont porteuses de l’identité coloniale de l’époque. Elles témoignent également d’une volonté de s’intégrer dans l’idéologie nationale impérialiste de l’heure, l’identité coloniale chérie par les élites et synonyme de richesse. Il est donc manifeste que ces expositions s’inscrivent dans un autre ordre d’idée que les expositions universelles. Il convient toutefois d’admettre que dans les deux cas, les représentations des peuples non européens sont imprégnées de la vision colonialiste, ne se défont pas des croyances et reposent sur des faussetés et des clichés à l’égard de ces peuples.
Les expositions universelles sont encore un événement récurrent. La dernière exposition a eu lieu à Dubaï (Émirats arabes unis), en 2020. La prochaine se tiendra au Japon, à Osaka, Kansai, en 2025. Elle aura pour thème « Concevoir la société du futur, Imaginer notre vie de demain.»
Andrew McClellan, un professeur d’histoire de l’art et d’architecture à l’Université de Tufts (École d’arts et de sciences), soutient que le modèle de musée encyclopédique a émergé au cours du XVIIIe et du XIXe siècles en réponse aux valeurs liées au courant de pensée des Lumières, à savoir la rationalité, l’universalité et le progrès. Il note que les musées encyclopédiques étaient souvent conçus comme des structures monumentales et imposantes afin de refléter et d’incarner le prestige et la puissance des sociétés qui les avaient créés. Le terme « universel » est déjà utilisé pour désigner un grand nombre de musées dès le XVIIIe siècle. C’est notamment le cas, entre autres, du Louvre à Paris et du British Museum à Londres, dont « l’universalité s’inscrit dans l’origine même d[e ces] musée[s]».
Les collections de ces deux musées constituaient à l’époque un microcosme de toutes les cultures du monde et de leurs mystères. Il faut savoir que la collection du Musée du Louvre s’est en grande partie construite grâce aux spoliations perpétrées par Bonaparte de 1797 à 1815. Au final, l’on se retrouvait à l’époque avec une collection de chefs-d’œuvre français dont la collection royale ayant survécu à la Révolution française et d’œuvres de la Renaissance et de l’Antiquité prises en Europe (en Prusse, en Autriche ou dans la péninsule ibérique). Bonaparte avait en effet compris que l’art et la constitution d’une collection « universelle » allait lui permettre d’asseoir et de légitimer son pouvoir en France et en Europe. Cette collection et ce patrimoine personnifiaient un renouveau identitaire pour la France, une identité des Lumières. Le British Museum a constitué ses collections de manière similaire à la France. Au fil de leurs propres conquêtes coloniales, les Britanniques ont pu obtenir des œuvres inestimables qui symbolisaient le génie de l’être humain. Les objets ont été acquis par la force ou étaient des cadeaux de certaines autorités de divers pays. L’Europe étant considérée comme le centre de ce monde au XVIIIe siècle, il était alors tout naturel que les œuvres et objets soient regroupés en un seul et même endroit pour pouvoir être admirés et étudiés. Les grands musées étaient aussi mieux équipés pour conserver et préserver les artefacts, du moins c’était l’une des perceptions que l’on avait à l’époque et qui encore aujourd’hui perdure.
Après la chute de l'Empire et la défaite de Waterloo en 1815, plusieurs pays ont fait des demandes de restitution de leurs œuvres. Ainsi, la moitié des toiles acquises par la force ou la diplomatie par Bonaparte, soit 250, auraient été restituées. Aujourd’hui, le Louvre et le British Museum doivent encore vivre avec des demandes de restitution. Le Musée du quai Branly a reçu une demande de restitution en 2016 de la part du Bénin qui a été acceptée et les artefacts ont été restitués au Bénin en 2021. Le British Museum quant à lui est en plein processus de finalisation d’un accord avec la Grèce afin de restituer, près de plus d’un siècle après le dépôt de la demande initiale, des marbres du Parthénon.
En 2002, une « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels » a été rédigée et signée par 19 des plus grands musées d’Europe et d’Amérique du Nord. Cette déclaration a soulevé une polémique sur la restitution d’œuvres réunies, puisqu’elle permet aux musées de bénéficier d’une plus grande immunité face aux demandes de restitution d’objets présumément mal acquis qui constituent leurs collections. Elle ne ferme pas la porte aux restitutions, mais garantit un examen approfondi de toute les demandes de restitution, et ce sous plusieurs angles, qui donnerait la possibilité d’établir l’appartenance-provenance de l’objet en question. Cette déclaration permet aux musées signataires de se cacher derrière leur vocation de musées universels afin de pouvoir garder le contrôle de leur collection.
Dès ses débuts, le Louvre d’Abu Dhabi a voulu donner un sens qui lui est propre au terme universel, attestant d’une réalité plus moderne. Selon le nouveau musée, un musée à vocation universelle ne prétendrait plus représenter toutes les cultures, mais bien refléter le récit d’une humanité qui unifie toutes les cultures du monde dans ce qu’elles ont en commun à travers les formes, les techniques, l’iconographie, etc. En exposant les objets de sa collection universelle, le musée aspire donc à toucher et à exacerber la sensibilité des visiteurs et leur esprit de manière similaire. Il est peu surprenant que le discours du musée s’oriente vers ce concept, puisque dans un monde cosmo-universaliste, les musées penchent pour une approche plus transnationale.
Ce mémoire se penchera sur la façon dont le musée se réapproprie le concept de l'universalité dans le cadre de ses expositions et des objets qui forment sa collection, en vérifiant d’abord s’il y a une réappropriation tout court. Pour les biens de ce travail, c’est l’exposition permanente de la Première mondialisation qui sera au cœur de cette étude, ainsi qu’un corpus spécial d’objets qui sera présenté plus tard. Le Louvre d’Abu Dhabi suit-il les traces des premiers musées universels ou a-t-il mis en œuvre une approche qui se démarque et qui lui est unique ?
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