Lecture

 

Cette section sert à discuter de la manière dont le musée est apparu dans les médias et dans les publications scientifiques, ainsi que de diverses perspectives en lien avec  l’universalité du musée. Même avant l’ouverture du musée, la presse publie régulièrement des articles sur les réticences exprimées haut et fort par divers acteurs relativement à ce projet. Ainsi, une pétition cautionnée par Didier Rykner, historien de l’art et journaliste français, contre le projet de ce musée outre-mer avait réussi à recueillir 3 000 signatures et 39 conservateurs du Musée du Louvre avaient adressé une « note au ministre de la Culture et de la Communication » au sujet du projet. Il faut aussi mentionner l’article intitulé « Les musées ne sont pas à vendre » de Françoise Cachin, Jean Clair et Roland Recht, publié dans Le Monde le 13 décembre 2006, qui mettait en garde les musées quant aux conséquences néfastes de la commercialisation de l’art. Pour ces auteurs, « les objets du patrimoine ne sont pas des biens de consommation, et préserver leur avenir, c'est garantir, pour demain, leur valeur universelle ». Cette conclusion est surprenante, puisque le marché de l’art est toujours, par définition, axé sur la consommation et la commercialisation avec ses galeries d’art et ses grandes sociétés de vente d’enchères comme Sotheby's et Christie’s. Sans ces agents commerciaux, comment les musées pourraient-ils en effet acquérir les diverses œuvres d’art qui forment et enrichissent leurs collections ? Les auteurs de cet article défendent-ils la valeur universelle du patrimoine muséal français, qui remonte à l’époque du siècle des Lumières, ou d’un nouveau contexte culturel et muséal qui s’identifie lui aussi comme étant universel ? La commercialisation de l’art est-elle néfaste uniquement lorsqu’un pays non occidental se lance dans cette activité ? L’article suggère en effet que le Musée du Louvre d’Abu Dhabi ne serait qu’un simple projet économique qui s’approprie les collections françaises temporairement et non à l’émergence d’un projet muséal axé sur l’universalité. Les conservateurs sont en général en faveur des prêts entre les institutions, mais les prêts doivent être accordés gracieusement, et ce, sans arrière-pensée marchande

 

Comme nous l’avons déjà dit, un grand nombre de conservateurs français ont exprimé leurs inquiétudes à l’égard du projet, la plupart y étant fortement opposés, de diverses façons et à maintes reprises. Certains craignaient notamment la mise en péril de l’intégrité et de la sécurité des objets transférés à Abu Dhabi. Ils avaient aussi peur de voir se vider les réserves des musées français.  Ce sont les mêmes types d’arguments utilisés par les conservateurs dans les débats liés aux restitutions d’objets de leur collection. D’autres craignaient de voir leur musée être négligé au profit du Louvre Abu Dhabi lors de l’acquisition de pièces à même de compléter leur collection et de leur permettre de s’acquitter du mandat de leur institution. Des conservateurs ont affirmé que le choix des pièces qui devaient être envoyées à Abu Dhabi semblait parfois arbitraire et que celles-ci ne semblaient pas être vraiment adaptées au nouveau musée. De fait, ils trouvaient que les objets retenus n’accomplissaient pas leur rôle d'interprète des thèmes et des périodes dans les salles

 

Certains étaient convaincus que la collection en devenir du Louvre Abu Dhabi était déjà en péril en raison des méthodes et pratiques visant à assurer sa conservation mises en œuvre. On estimait aussi que l’accord signé allait à l’encontre des principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité qui revêtent une importance cruciale pour les musées français. Nombreux sont ceux qui se méfiaient du prêt à long terme d’œuvres des collections nationales, prévu dans l’accord. Dans l’esprit de certains, ces prêts à long terme risquaient de se transformer en dépôt de « très longue durée, voire en dépôt à durée illimitée, ou même en une sorte de dépôt-vente ». Selon eux, l’accord engendrant la création du nouveau musée faisait donc peser des menaces tant internes qu’externes sur les œuvres et objets des collections françaises prêtés et, à terme, sur l’avenir et le devenir des musées français. Certains, toutefois, se sont imposés comme de fervents défenseurs de ce projet. Ce fut notamment le cas de Francine Mariani-Ducray qui a insisté sur le fait que le patrimoine français se devait de « circuler dans le monde ».

 

Même après la signature de l’accord par les deux parties concernées, le projet a continué à susciter des doutes dans l’esprit de ceux pour qui il était un échec. Didier Rykner a rédigé plusieurs articles pour dénoncer le projet, notamment un article intitulé « Des nouvelles du Louvre Abou Dhabi ». Dans ses articles, il conteste l’expertise et le savoir-faire de l’Agence France-Muséums, une controverse que nous aborderons plus tard. Le journaliste attaque la notion du musée universel telle qu’elle est présentée par les autorités françaises. Le Louvre d’Abu Dhabi s’inscrit dans « un héritage des Lumières » qui, nous cautionne France-Museum, « [s’]adapte [...] à l’Arabie moderne ». Les expositions conçues dans une optique chronologique et thématique devraient ouvrir la porte aux rencontres entre les différentes cultures. L’article souligne également les propos de Laurence des Cars, la présidente-directrice du Musée du Louvre, qui assure que le Louvre d’Abu Dhabi ne sera en aucun cas « une reproduction du Louvre, mais une sorte de partage culturel » grâce à la formation d’une collection diversifiée à partir de prêts provenant des divers musées français et de l’acquisition de pièces provenant de diverses cultures. Face à ces propos, le journaliste reste toutefois plutôt sceptique, puisque l’universalité est, selon lui, un concept qui est largement galvaudé, mais généralement mal compris, et qui, dans le cas présent, n’est pas présenté par les acteurs comme pouvant se conformer à la réalité. L’ancien directeur du Musée du Louvre, Michel Laclotte, se positionne également contre l’établissement de ce musée dans l’article intitulé « Un Louvre à Abou Dhabi, ce n’est pas si simple ». 

 

Divers médias et acteurs du domaine ont par ailleurs accordé une attention particulière à l’apport économique et politique du musée au sein de la région (The Louvre Abu Dhabi: A new arm for France’s Cultural Diplomacy in the Persian Gulf Region ? par Julien Herlory  ). D’autres ont fait porter leur réflexion sur l’ingérence politique qui est exercée sur les musées et la marchandisation du patrimoine. Ils procèdent à une remise en cause du rôle des musées à l’ère de la mondialisation et de la communication. Ils abordent divers enjeux, notamment le Museum branding, l’inaliénabilité et d’imprescriptibilité des collections et les enjeux culturels, comme c’est le cas dans la thèse de Viviane Gautier-Jacquet intitulée Le Louvre des sables : Le dossier Abou Dhabi. Cette thèse, rédigée en 2007, présente et analyse en détail les diverses conceptions de ce qu’est un musée universel selon les musées anglo-saxons, avec des auteurs comme James Clifford, James Cuno et Andrew McClellan. Cette question sera approfondie dans une prochaine section un peu plus loin (voir 2.3. a) Valeur universelle: valeur atteignable ou mythe). 

 

L’universalité moderne est définie par le musée lui-même et diverses figures importantes de celui-ci, comme le directeur scientifique de l'Agence-France-Museum (2007-2018) Jean-François Charnier, qui occupa le poste de directeur scientifique du Louvre Abu Dhabi de 2007 à 2018. Pour Charnier, le projet du Louvre d’Abu Dhabi fut une occasion extraordinaire de revoir la notion d’universalité et de l’adapter. Son équipe et lui ont ainsi pu redéfinir l’universalité qui est devenue, selon eux,  le « croisement des différentes cultures ». Cette nouvelle approche sur papier marque une scission avec l’ancien régime universel appliqué dans les musées. 

 

Dans un même ordre d’idée, le directeur actuel du musée du Louvre d’Abu Dhabi, Manuel Rabaté, utilise les termes d’échange culturel et d’universel pour décrire la collection comme étant « l’expérience humaine partagée et la créativité des différentes cultures et civilisations ». Il va sans dire qu’il s’agit là de la vision et du discours de deux des principaux acteurs français qui étaient responsables du projet. Il y a donc lieu de douter de leur objectivité à l’égard du bien-fondé et du caractère universel du Louvre Abu Dhabi. 

 

De fait, diverses publications rédigées par un petit cercle de professionnels et réservées à de petits groupes de conservateurs et de directeurs français ayant travaillé sur le projet du Louvre d’Abu Dhabi s’attachent à défendre l’universalité du musée. On retrouve notamment le recueil d’essais Le Louvre d’Abu Dhabi, nouveau musée universel ? publié par PUF et Worlds in a Museums publié par L’École du Louvre et le Louvre d’Abu Dhabi en 2020. Le Louvre Abu Dhabi a aussi publié des catalogues décrivant les pièces et œuvres de sa collection qui témoignent de ses aspirations à personnier une certaine universalité culturelle (Louvre Abu Dhabi:  Masterpieces of the collection)

 

A la suite de l’établissement du Louvre Abu Dhabi, mais également du Gugenheim à Abu Dhabi et d’autres musées similaires aux EAU et dans le reste du territoire de la péninsule arabique, les scientifiques ont approfondi leurs recherches sur le phénomène des musées transnationaux et cosmopolites ayant des « approches universelles à l’art », puisqu’il s’agit du type de musées qui est désormais le plus prisé dans le Golfe. Ces musées ont inspiré l’étude des approches, pratiques et processus émergents dans les collectes pour ne donner qu’un exemple chez les institutions dans le contexte de la globalisation muséale. Pamela Erskine-Loftus, ayant occupé plusieurs postes dans divers musées comme le musée de Sharjah et de Qatar, est l’une des autrices qui a analysé ces paramètres dans deux ouvrages publiés en 2013-2014. D’autres se sont penchés sur les manières dont les discours sur le patrimoine culturel sont construits et mis à profit dans la région comme Karen Exell et Trinidad Rico (Cultural Heritage in the Arabian Peninsula, Debates, Discourses and Practices ). 

 

Bien après son ouverture, le musée d’Abu Dhabi a continué de susciter des craintes et controverses. Rykner a continué de s’insurger contre le musée avec peu de retenue. La presse a continué de s’intéresser aux acquisitions du musée qu’elle décortique et analyse scrupuleusement depuis la première acquisition du musée en 2009,. Les communiqués de presse publiés par le musée pour marquer l’acquisition de diverses œuvres de bornent à décrire laconiquement les pièces acquises en leur donnant un contexte

 

Le lancement des expositions permanentes ou temporaires du musée fait aussi la une des journaux et renouvelle l’intérêt suscité par sa collection. Les divers articles publiés décrivent les objets de la collection, leurs dates et donnent parfois un petit historique en expliquant leur contexte. Ils posent aussi des questions sur la pertinence de la collection. 

 

Maintenant que le musée est ouvert, les publications abordant les expositions et les collections sont plus nombreuses. Des auteurs comme Sarina Wakefield, McClellan et Karell Exell ont pu alimenter leur réflexion quant au développement du patrimoine et des musées au sein du territoire du Golfe persique. Au cours des six années d’existence du musée, ils ont réussi à approfondir l’étude de certaines problématiques liées aux collections des musées grâce à l’exemple fourni par certaines pièces. Dans l’une de ses dernières parutions de 2020, la publication Cultural Heritage, Transnational Narratives and Museum Franchising in Abu Dhabi,Sarina Wakefield a consacré un chapitre entier à l’étude du Louvre d’Abu Dhabi commentant l’image et les messages que le Louvre d’Abu Dhabi transmet grâce à sa collection. Elle a également publié Museums of the Arabian Peninsula: Historical Developments and Contemporary Discourses. Dans une optique critique, l'auteur fait une analyse de l'institutionnalisation du patrimoine culturel à diverses échelles (locale, internationale, etc.) avec ses nouvelles pratiques et limites dans la région. Dans son chapitre sur le Louvre d’Abu Dhabi intitulé New light : the Louvre Abu Dhabi, Wakefield traite de la conception du cosmo-universalisme lorsqu’elle parle du musée.



Du côté des Émiriens, le Louvre d’Abu Dhabi (متحف اللوفر أبوظبي) ne semble pas avoir suscité l’attention du monde universitaire, mais les médias populaires ne tarissent pas d’éloges et de bons commentaires sur le musée. Dans le monde arabe en général, le musée a été un sujet d'intérêt au Moyen-Orient. Les publications en langue arabe se focalisent sur son ouverture et ses expositions. De fait, plusieurs publications de langue arabe ont couvert l’érection, l’établissement et l’ouverture du Louvre d’Abu Dhabi, notamment Al Jazeera, Al Arabiya et le quotidien basé à Abu Dhabi The National. Ces tirages ont présenté des articles, des interviews et des critiques concernant les expositions et programmes du musée. 

 

L’universalité du musée est abordée par les médias et les figures emblématiques des musées français comme étant un renouveau sur la scène muséale en raison de leur réinterprétation de l’universalité dans les musées. D’autres historiens, journalistes et professionnels du domaine questionnent ce qu'est la véritable universalité du musée. La collection, elle n’a pas été concrètement étudiée en tant que collection universelle.

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